Du rhum, des femmes et d'là bière nom de Dieu ! [Faerin & Syd]

La soirée était déjà bien entamée lorsqu'un curieux groupe entra dans le pub. Jack, qui tenait toujours la détective Faerin par les épaules, menait la marche. Derrière eux, suivait Syd. Tous trois venaient de passer un quart d'heure plein d'émotions, rien de tel que de se rincer la gosier pour se remettre les idées en place. Du moins, c'était un peu le raisonnement que Jack se faisait. Il avait beau être un homme assez réfléchi, il n'en était pas moins un pirate et il possédait une facheuse tendance à avoir une bonne descente. C'était d'ailleurs ça qui lui avait attiré des ennuis ce soir-là. Mais loin d'en tirer une leçon, il remettait ça.

Lachant enfin Faerin, il alla s'installer à une table avec ses compères. Quelques clients jetèrent des regards curieux vers eux. Ils formaient un groupe assez atypiques il fallait le dire. Jack était plutôt habitué à fréquenter des femmes qui avaient moins de classe que la jeune femme qui l'accompagnait, et des hommes autrement plus baraqués et mauvais genre comparés à ce freluquet de Syd.

Il s'installa bien au fond de son siège, les bras croisés derrière la tête. Il avait toujours son tricorne vissé sur sa tête, il s'en séparait peu. Son regard balaya la salle pour analyser un peu la tête des clients présents ce soir-là, tandis qu'ils attendaient qu'on vienne prendre leur commande.

Comme une âme vagabonde, Faerin s'était laissée entraîner au Calice de Vie, endroit qu'elle se souvenait vaguement avoir déjà approché, sûrement à la recherche désespérée d'un client ou deux. Elle fut en tout cas bien contente que le pirate finisse par la lâcher une fois à l'intérieur, car elle n'était plus d'humeur à ce qu'on se méprenne sur sa condition ou sa relation avec cet homme étrange. Et quand elle commença à comprendre qu'on les regardait bizarrement, elle entreprit de se redonner une contenance, avant de s'assoir dignement, puis de s'affaler sur la table, l'air épuisée.

*Ma vie est décidément trop nulle. J'ai beau être jeune, je travaille au milieu des antiquités. J'ai beau être dynamique, j'ai pas décroché une seule affaire intéressante. Et j'ai beau être cultivée et porter des affaires dignes de ce nom, on a l'air de me prendre pour une fille de petite vertu...*

Désormais elle attendait patiemment n'importe quelle boisson alcoolisée qu'elle pourrait ingurgiter d'un trait pour oublier sa situation. Elle se doutait qu'elle allait finir la soirée ici, sans pouvoir obtenir grand chose de ses deux accompagnateurs, même si elle allait tenter, et se réveiller le lendemain avec un mal de tête terrible qui la ferait se promettre de ne plus jamais remettre les pieds dans un pub, jusqu'à la prochaine baisse de moral. Et attendant un signe, Faerin continua à dépérir sur le table, comme si elle avait déjà bu plus que de raison. Quand un serveuse arriva, l'air confiante, la jeune femme releva la tête, dans une mine mêlant envie de meurtre et dépression, avant de lancer :

"Quelque chose de fort pour moi..."

Syd avait suivi le capitaine du Ravenheart et la jeune détective. Il boudait relativement moins qu'au début, mais il ne pouvait s'empêcher de souffrir la différence de gabarit entre lui et le pirate. Il voyait bien les regards qu'on lui lançait, et il avait envie de crier : "Ce n'est pas forcément la taille qui tombe ! "

Il s'assit à la table ronde avec ses comparses, et posa son panier de champignon sur le rebord pour ne pas qu'il prenne des saletés par terre. Il essuya un regard moqueur du barman, se renfrogna un instant avant de remarquer l'air abattu de Faerin.

".... C'est nous qui sommes accusés de meurtre, pas vous, souriez donc !" lui dit-il en essayant de lui présenter un visage bienveillant.

Il leva les yeux vers la serveuse :

"Une petite limon... Un grog s'il vous plaît..."

Il posa ses coudes sur la table et lança, essayant de ranimer la détective dont l'état lymphatique lui faisait de la peine :

"Ce meurtre dans la forêt, en tout cas, je n'ai pas eu le temps de bien voir mais le corps était coupé en morceau, comme ce corps qui a été retrouvé en ville il y a peu... S'ils établissent que c'est bien la même personne qui a fait ça, ça devrait déjà innocenter l'étudiante qu'ils ont enfermée... Et ça me faisait penser, Jack, il faudrait qu'on retrouve le jour et l'heure précis du premier crime : si on a des alibis à ce moment-là, on sera tirés d'affaire, non ? En stipulant que ces deux crimes sont liés, mais je ne pense pas que les psychopates qui découpent les gens en morceaux, ça court les rues..."

Il s'arrêta après son petit discours, il avait le gosier sec.

Jack fit un sourire charmeur à la serveuse et commanda une pinte de bière pour lui. La jeune fille s'éloigna avant qu'il n'ait le temps de lui mettre la main aux fesses.

Tout en se balançant sur sa chaise, il observait Syd et Faerin du coin de l'oeil, alternativement. Le jeune homme avait l'air d'essayer de remonter le moral de la détective. Il n'avait plus envie de penser à ce qu'il s'était passé, il savait très bien qu'on viendrait tôt ou tard l'arrêter pour ça. Au raisonnement de Syd, il se laissa brusquement retomber sur les quatre pieds de sa chaise et se pencha sur la table, de sorte que seuls les deux autres puissent l'entendre :

" Tu m'as bien vu, fiston ? Je suis un pirate ! Si je n'ai pas encore eu d'ennuis et que je ne pends pas au bout d'une corde en ce moment même, c'est parce qu'il a plusieurs années, j'ai fait abroger la loi interdisant les représailles contre les pirates. Les gens me haïssent ici, en particulier ceux qui dirigent la ville. Ils profiteront de l'occasion pour faire annuler cette décision... "

Il arborait un air désabusé, conscient de l'état des choses. Se reculant à nouveau dans son siège, il ajouta d'une voix sombre :

" A cette heure-ci, quelqu'un leur a déjà sûrement fait un rapport sur ce qui vient de se passer et ils doivent se réjouir d'avoir enfin une raison de briser notre pacte de non-agression. S'ils m'attrapent, ils ne me libereront sous aucun pretexte, quand bien même vous arriveriez à prouver que je n'ai pas commis ce meurtre... "

Malgré que ses paroles révélent l'épée de Damoclés qui flottait au dessus de sa tête, il ne semblait paradoxalement pas dérangé de se montrer en plein lieu publique.

Il prit un air plus décontracté et fit un signe pour l'encourager à continuer son raisonnement :

" Mais ça peut te servir, à toi... Tu n'as qu'à embaucher Miss Détective dans ton agence pour l'aider à résoudre des mystères et en échange, elle t'aide à sauver ta peau... " proposa t il, comme si il se fichait bien de son propre cas.

Et pendant qu'elle se disait qu'il ne lui manquait plus qu'une corde et un tabouret pour finir la journée en beauté, c'est alors que Faerin entendit une information très intéressante pour elle. Des détails sur le cadavre. Ou plutôt, le savoir qu'il y avait plusieurs morceaux. Et même en étant très peu ragoutant, ce détail ralluma l'étincelle de vivacité dans son esprit. Se redressant sur sa chaise, le regard vif et passionné, elle entama un monologue fantasque :

"En morceaux vous dites ? Mais quelle nouvelle merveilleuse ! Vous en avez récupéré un au moins ? Hum...je suppose que non. En tout cas, il m'en faut un. Parce qu'avec un bout du cadavre, je devrais être capable de découvrir des choses qu'un médecin ne pourrait même pas soupçonner après autopsie. Ce serait magnifique. Parce que vous voyez, je suis pas juste détective, j'ai quelques capacités en plus."

Comme pour attester de la véracité de ses propos, elle sortit sur le champ de d'une poche de son manteau un livre sur lequel étaient gravées plusieurs runes. Dégageant de l'espace sur la table, elle le posa fièrement, avant de le feuilleter sans vraiment rien chercher à l'intérieur.

"Vous voyez, ma tante est également un peu spéciale, et elle m'a légué ceci. Pas qu'elle soit morte hein, juste que, elle connaît tous les sortilèges et informations qu'il y a dedans par coeur. Elle a toujours eu une très bonne mémoire tante Delphine. Enfin bref..."

Cependant elle fut rapidement ramenée à la réalité par le discours de Jack. Ainsi il avait été un personnage important de cette ville, mais pas des plus appréciés. Faerin n'aurait jamais cru ça de lui. A la limite, elle aurait pu penser qu'il serait un capitaine connu dans le coin, même plus pour ses aventures de tavernes que ces escapades en mer. Mais plus elle y pensait, plus elle partageait son avis. On ne pouvait pas faire grand chose pour lui, et apparemment les miliciens avaient obtenu son identité. C'est alors qu'un flash se produisit pour la jeune femme. Flash qui fut cependant rapidement occulté par le terme "agence".

"Hum ? Une agence ? Vous y faites quoi, ça m'intéresse !"

Néanmoins, une partie de son esprit tentait toujours de dénouer les problèmes qu'elle avait pu rencontrer aujourd'hui, et ce soubresaut de lucidité lui revînt à la figure, déformant son visage à une vitesse record, avant qu'elle ne se tape la tête sur la table, d'un air désespéré.

"Hey mais...j'ai gravement bourdé. Je leur ai donné...mon nom...mon adresse...et je suis partie avec les deux fugitifs. Comment j'vais faire pour prouver quoi que ce soit ?..."

Syd demeura interdit devant les propos de Jack. Il l'observa quelques secondes, comme s'il espérait qu'il reprenne la parole pour changer de discours, mais l'homme s'était enfermé dans cette espèce de lucidité effrayante. Le jeune homme sentait qu'il était d'une naïveté exemplaire... mais il n'arrivait pas à accepter ce que le pirate présentait comme inévitable.

Il avait envie de prendre la parole pour gourmander l'homme, lui demander ce qu'il faisait ici à boire au lieu de préparer sa fuite mais ses mots moururent sur ses lèvres. Faerin recapta son attention :

"Non, non, je ne risquais pas d'y toucher, je ne suis pas porté sur ce genre de chose, malgré mon nom..." (1)

répliqua Syd, pâlissant légèrement.

"Tu fais dans l'ésotérisme ? Ha ouais ! Tu pourrais obtenir des informations de cette manière, pour l'instant la milice a l'air de piétiner gaiement avec la seule logique..."

ajouta-t-il d'une manière plus admirative. Il était passé sans s'en rendre compte au tutoiement, et se corrigea par la suite. Il se gratta bientôt le crâne :

"J'ai ouvert une agence d'aventuriers : la Tripla, nous avons pour but de retrouver des trésors, magiques ou matériels, ou même de remplir des missions données par des particuliers... Cela ressemble assez à ce que vous faites, vous recherchez la vérité."

Qui est en elle-même un trésor...
Il écarquilla ses mirettes et ne put que donner raison à la jeune fille :

"En effet, c'était un peu maladroit... En somme, je suis le seul dont ils ignorent l'identité... Tant mieux, à moi au moins, ça me laissera le champ libre."

Il tourna soudain la tête vers Jack, les yeux déterminés :

"Il est hors de question que mon investisseur préféré -le seul en fait- pende au bout d'une corde !"

(1) Sheol est un terme hébraïque qui désigne le séjour des morts.

Jack eut un regard en coin vers Syd et un sourire ironique apparut au coin de ses lèvres.

" Avoue que ça t'arrangera plutôt ! Tu serais débarassé d'une énorme dette envers moi... " dit il avec un sarcasme froid.

On aurait dit que son sort, dans ce cas là, lui importait peu. Il sembla se désintéresser de la conversation, comme si il n'était pas concerné. Son regard voguait parmi les clients, à la recherche de la serveuse qui devait leur apporter leurs consommations. Cependant, il fallait se méfier avec lui. Il n'en donnait pas toujours l'air, mais il faisait preuve d'une écoute assez accrue. Il continuait donc de garder, non pas un oeil, mais une oreille sur la conversation.

" Vous voyez que vous avez bien fait de venir tous les deux... " dit il, comme si il venait de leur rendre un grand service.

La serveuse revint avec leurs consommations et se dépêcha tellement de leur donner leurs verres qu'elle en renversa un peu sur la table. Jack saisit sa chope et sembla évaluer si cela vallait le coup qu'il léche la table pour ne pas en perdre. Puis il haussa les épaules et entama déjà sa boisson.

" Du coup, est-ce que ça ne vaudrait pas mieux que ce soit toi, Syd, qui t'arrange pour innocenter la jeune fille ? " fit il soudain remarquer en les observant alternativement.

" Tu es celui de nous trois qui risque le moins la prison... Tu as aussi le temps de changer d'identité ou bien de changer d'île carrément... Je connais une île sur la Mer d'Orichalque qui est pleine de repris de justice... "

Il eut un sourire, comme si ce souvenir lui était agréable. Il laissa échapper un bref rire :

" Qu'est-ce qu'on peut s'y marrer... "

Faerin était désormais pleinement active dans la discussion. Même si elle était prise dans un sac de nœuds improbable, une agence d'aventuriers, de chercheurs et d'enquêteurs ne pouvait que l'intéresser. Son grand rêve pouvait peut être se réaliser, et elle ne se laisserait pas attraper aussi facilement. Si elle y allait suffisamment fort, elle pourrait convaincre des miliciens qui seraient venu l'arrêter qu'elle était innocente ; elle ne se souciait pas d'écraser leur libre arbitre pour s'en sortir. Elle n'avait encore jamais eu de problème avec la justice, et ce n'était pas le moment de commencer. Une détective ayant fait de la prison ce n'était pas envisageable. Et tout en attendant la commande, la jeune femme commença à développer un peu le sujet de ses pouvoirs :

"Ésotérisme, si on veut. Ma tante n'utilise jamais tous ces termes précis. Elle me dit juste que nous sommes spéciales, différentes. Enfin, je pourrais peut être arriver à quelque chose avec un morceau du corps, mais je ne suis pas encore très douée. Je ne contrôle pas vraiment mon pouvoir de divination."

Sans trop prêter attention au tutoiement utilisé par Syd, comme si cela avait été normal, Faerin poursuivit la discussion d'un air joyeux. Elle se disait que finalement, elle ne perdait pas son temps ici, et que la milice n'était qu'un problème secondaire. Elle enchaîna donc sur une acceptation clair et nette de la proposition du jeune homme :

"Ca serait une excellente chose pour moi d'y participer aussi ! Bon, j'ai déjà un emploi, mais j'peux travailler de nuit aussi, et vous n'aurez peut être pas forcément besoin de moi tout le temps. Et surtout, je peux très bien m'arranger avec ma patronne. Elle n'avait pas vraiment besoin de personnel supplémentaire quand elle m'a prise."

L'air plus détendue, Faerin continua par la suite d'écouter Jack. Elle juste un moment de frayeur quand la serveuse manqua de renverser l'intégralité de la commande sur la table. Soulevant son grimoire à la vitesse de l'éclair, elle scruta un instant d'un air à moitié terrorisé. On avait pas idée d'engager des filles aussi maladroites ! Pendant qu'elle se remettait du choc, elle tiqua à l'écoute de "repris de justice". Elle espérait clairement que ce soit les effets de la boisson qui fassent dire tout cela au capitaine, n'ayant pas du tout l'intention de fuir la ville ou de changer d'identité parce qu'elle avait "juste" fui avec deux suspects dans une affaire de meurtre. On emprisonnait sans doute pour moins que ça, mais ce n'était pas au programme pour elle. La jeune femme tenta donc de couper court à ce genre d'idées :

"Si on y réfléchit bien, on doit bien avoir les moyens de se débarrasser de la milice. Si on évite de se séparer et qu'ils nous trouvent ensemble, je devrais être capable de les convaincre de nous laisser tranquille. Enfin...j'espère...Et sinon...j'ai peut être de quoi leur jeter une malédiction là-dedans."

Pour la partie magie noire elle n'était pas des plus sérieuses, mais dans le fond elle n'écartait pas totalement ces possibilités. Dans leur situation, ils n'avaient plus grand chose à perdre finalement. Vidant alors sa chope d'un trait, Faerin rouvrit son livre pour y trouver un quelconque mauvais sort à jeter.

Le visage de Syd allait finir par se figer en un abominable rictus tant il était porté à faire la moue ce soir-là... Jack allait le tuer avec son cynisme. Il avait bien envie de lui dire qu'une dette empayée est toujours un sacré poids... Mais le pirate se serait moqué de lui. Il passait déjà suffisament pour un pauvre petit jeune homme naïf, il ne voulait pas en rajouter.

Il se saisit de son verre pour en boire une gorgée, il faillit s'étrangler : la boisson était rudement forte. Il reposa son verre, c'était plus prudent.

"Je n'ai pas envie de fuir pour si peu... Je n'ai rien fait à part détacher un homme qui allait se faire manger les orteils par des charognards... Si la milice me le reproche, je suis bien décidé à faire un petit scandale : depuis quand on attache un prisonnier à un arbre, sans avoir la preuve de sa culpabilité, pour aller chercher du renfort ? C'est une faute professionnelle grave... Et les miliciens sont très à cheval sur ce genre de bêtise."

Il acquiesça aux paroles de Faerin :

"Je suis d'accord : en fait nos deux agences pourraient se compléter, on partegera certaines de nos infos le moment venu... mais nous discuterons de cela plus tard. Pour l'instant il faut s'occuper de nos soucis présents."

Il appuya son dos avec plus de fermeté sur le dossier de sa chaise, regardant ses deux comparses :

"Il faudrait commencer par le commencement... Avec tes dons..."

Il était repassé au tutoiement avec la jeune fille.

"Tu pourrais essayer de voir si les deux crimes sont liés déjà. Si le meurtre de la forêt est un meurtre isolé, ce sera plus compliqué, mais si c'est vraiment le même criminel qui a fait le coup, alors on peut être sur quasiment sur qu'il y aura un nouveau meurtre, et si on est pas dans les parages cette fois, ce sera tout benef'. La première victime était une personne sans histoire. La seconde, on ne sait pas encore, mais vu l'état des cadavres je ne pense pas que ce soit quelqu'un de saint d'esprit qui ménerait une vengeance organisée, quoiqu'il pourrait brouiller les pistes ainsi. "

Il tenta de reprendre une gorgée de son grog, en vain.

"Répartissons nous les tâches : je sais dans quelle rue avait eu lieu le premier meurtre, je pourrai essayer de trouver quelque chose, un indice, ou un objet, que tu puisses utiliser. Pour la forêt par contre, c'est plus délicat... Les miliciens y seront encore... Mais si tu penses pouvoir les convaincre de ta bonne foi, il vaudrait mieux que tu ailles y enquêter officiellement. A la limite, on peut même faire semblant de t'agresser pour que tu puisses prétendre qu'on t'a eu en traître pour s'enfuir."

Il regardait ses deux compagnons d'infortune, un air de profonde réflexion sur son visage, il envisageait toutes les stratégies possibles, et espéraient que Jack et Faerin pourraient affiner son plan ou en proposer un autre.

"Le tout étant de rester bien organisé... Et vous Jack, il n'y a pas un moyen pour que vous regagner votre bâteau discrétement pour mettre les voiles ? Vous n'allez quand même pas attendre que la milice vous mettre le grappin dessus !"

Jack les observa tous deux par dessus sa chope. Son regard passait de l'un à l'autre, imperceptiblement. Il avait plus l'impression de voir deux gamins qui mettent au point un nouveau jeu du chat et la souris. Ou peut-être était-il trop terre à terre - ou mer à mer ? - et ne voyait pas le vif désir des deux jeunes gens. Il avait passé tellement de temps en mer avec son équipage comme seul compagnon. Pour lui, être un hors la loi, le dernier des lascards, était un peu comme un mode de vie, il ne cherchait jamais à essayer de se défendre en utilisant la voix de la Justice, les gens comme lui étaient marginalisés par cette société. Ils s'étaient donc recréés la leur, n'obéissant qu'à leur propre code d'honneur. Il savait pertinemment que lui, était condamné. Ce ne serait qu'une question de temps. Sa seule tentative d'utiliser la législation comme d'une protection allait être réduite en miettes dans peu de temps.

Aussi, la remarque de Syd relevait du bon sens : il pourrait filer d'Aïsthèsis et ne plus y revenir, il serait tranquille. Mais il s'y refusait. Il n'était pas du genre à fuir devant l'adversité. De plus, la ville reconstituerait sans doute bientôt leur équipage de corsaires dont le but était de chasser les pirates, au delà des limites de la ville et jusque dans les eaux. Même s'il partait, il avait de grandes chances de continuer à être poursuivi.

Portant sa chope à ses lèvres, il tourna les yeux vers le reste de la salle et déclara d'un ton laconique :

" Il est hors de question que je prenne la fuite, c'est le meilleur moyen pour donner raison à ceux qui me soupçonneraient. Et ils lacheraient leurs flottes de corsaires à nos trousses comme des chiens après un gibier. Ils ont un suspect tout trouvé, ils ne vont pas le lacher de si tôt... "

Jack avait soudain perdu son air sarcastique. Il était d'un calme froid et inquiétant. La pensée amère que les dirigeants de la ville avait ce qu'il voulait depuis longtemps avait douché sa belle ironie. Il prenait un air nonchalant toutefois, pour tromper les apparences.

" N'oubliez pas que la milice est sur les dents avec cette enquête. Ils ont trop peu de pistes, et les gens vont commencer à s'énerver et à réclamer un coupable. Ils choisiront le premier qui fera l'affaire du moment que ça calme la populace. Que ce soit moi, vous, quelqu'un d'autre, ils s'en ficheront bien. Il y a bien trop longtemps que la potence n'a pas servi ici... "

Sa voix reflétait un froid pessimisme. Mais comme s'il avait eu un sursaut de cynisme restant, il fixa Syd et ajouta :

" Et je ne partirai pas tant que tu n'auras pas remboursé jusqu'à la dernière des pièces que tu m'as emprunté... "

Même si elle comptait bien éviter à son moral de continuer à faire le yoyo pour le reste de la soirée, Faerin était plutôt dérangée par les paroles de Jack. Et elle ne le trouvait pas si pessimiste, juste un peu "trop" réaliste. En outre, elle détestait de plus en plus ces miliciens ; elle avait l'impression qu'ils se confondaient avec les molosses qu'ils avaient l'habitude d'employer pour tenir en respect ceux qu'ils arrêtaient. Au final, c'était plutôt eux les chiens, au services des aristocrates. Mais la politique n'étant pas son domaine, la jeune femme se contenta de vider la chope pleine la plus proche pour se changer les idées. Elle se leva ensuite, décidée à rentrer chez elle. Il se faisait tard et elle avait besoin d'une bonne nuit de sommeil pour repenser à tout ça. Elle annonça donc :

"Bien, messieurs, je vais vous souhaiter une bonne fin de soirée. Je vais aller repenser à tout ça sous une couette plutôt qu'accompagnée d'une choppe. Par contre, pour vous Jack, je pense que l'affaire est loin d'être finie. Tant de violences dans des meurtres, ça implique sûrement que d'autres cadavres vont encore apparaître. Je pense qu'une fois que ça aura pris une plus grande ampleur, simplement arrêter un coupable idéal ne suffira pas. Si le tueur à un but, il continuera de toutes façons, d'autant plus s'il veut qu'on le reconnaisse comme une menace. Enfin bref, j'avais dit que je partais. Oh, et il faudra que je songe à passer à cette annonce. Laissez moi juste un nom et une adresse !"

Contente de son speech de départ, Faerin remit une de ses couettes en place, un petit sourire sur le visage. Cette idée lui était presque venue en parlant, et elle ne la trouvait pas trop idiote. Et peut être que cela atténuerait un peu la morosité qui semblait envahir le capitaine. Si elle pouvait partir en le laissant un peu moins sombre pour le jeune homme qui l'accompagnait, elle en était ravie, car ce dernier semblait déjà être la cible des moqueries de son aîné, et faire une bonne impression à son possible futur employeur ne pouvait être négatif. Eh oui, Faerin pensait bien trop souvent à son propre profit avant tout, l'altruisme n'était pas sa plus grande qualité. Attendant donc qu'on lui donne les renseignements qu'elle attendait sur l'agence, le sourire sur son visage s'élargit encore.

Amusé par le sarcasme de Jack, Syd répliqua avec un large sourire :

"Ha ! D'ici là ils pourraient te bâtir une immense potence en cure-dents..."

Et le pire c'était qu'il avait dit cela avec toute la naïveté du monde.... Sacré gamin. Mais il réalisa bientôt ce qu'il avait dit et son sourire se crispa... puis il détourna la tête, se mordant la lèvre inférieure.

Quoiqu'il en soit, le réalisme froid de Jack avait gelé son enthousiasme, il ne savait plus quoi penser... La situation s'était embrouillée dans son esprit, il se retrouvait melé à une histoire qui ne le concernait pas et il avait l'impression que la seule chose qu'il pouvait faire c'était attendre...

Il fouina dans l'une de ses poches : Faerin allait partir, il fallait qu'il lui laisse au moins une carte... Pendant un moment, il fallait l'avouer, il avait eu l'intention de lui mentir sur son identité et de filer, mais il ne pouvait plus reculer et il n'était pas le suspect numéro un de toute façon.

"Tiens : mon agence est la Tripla. Mon nom est Syd Sheol, c'est marqué sur la carte de toute façon. Par contre, je dors à l'auberge des deux renards, je n'ai pas encore les moyens de me louer un appartement...."

expliqua-t-il briévement.

"Tu as une carte sur toi comme celle que tu avais lancé aux miliciens ?"

lui demanda-t-il.

Ecoutant toujours leur échange d'une oreille distraite, Jack continuait de siroter sa bière. C'était bien la dernière chose qui empêchait son moral de sombrer aussi lourdement qu'une ancre dans les profondeurs abysalles de l'océan. Voilà de petites choses simples de la vie qui mettaient un peu de baume au coeur : les femmes, la boisson et la baston. Mais ce soir-là, il ne se sentait pas d'humeur à se battre, ni même à courtiser quelques damoiselles qui pourraient lui offrir les derniers délices du condamné à mort. Ne lui restait donc plus que... son verre...

Quelque chose attira soudain son attention. Du coin de l'oeil, il aperçut deux hommes au fond de la salle qui les observaient tous trois d'un air étrange. Ils se glissaient quelques messes basses en hochant la tête de temps en temps. Jack en oublia d'avaler le contenu de sa chope, et il resta là, le verre au bord des lèvres, les sourcils froncés.

Lorsqu'un des hommes se détacha du groupe et sortit du pub, les soupçons du pirate se renforcèrent. Il reposa brusquement sa chope pas encore vide sur la table et balança quelques piècettes à la volée pour payer les consommations.

" Faut qu'on y aille, ça sent mauvais ici... " dit il en se levant rapidement.

A côté d'eux, un homme à l'allure défraîchie ouvrit de grands yeux et rapprocha son nez de ses aisselles, prenant cette remarque pour lui. Mais Jack ne faisait déjà plus attention au reste de la clientèle, il saisit Syd et Faerin chacun par un bras - faisant ainsi voler Syd de sa chaise - et se dirigea vers la porte...

... qui s'ouvrit soudain à la volée, donnant sur un groupe de miliciens armés et prêts à en découdre. Jack grimaça. Des fouines... Il aurait du se douter que les miliciens utiliseraient leurs fouines télépathes pour les retrouver.

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