Au rapport! [Roy]

Véra von Keran, chef milicienne depuis bientôt trois ans, était assise à son bureau. Parfaitement rangé, papiers ordonnés, elle rédigeait un des nombreux rapports sur les interrogatoires qu'elle devait ensuite transmettre à son supérieur qui le remettrai au Dikasterion. L'affaire "Sanglante" telle qu'on l'appelait dans la milice la préoccupait beaucoup actuellement. Actuellement, la milice se chargeait d'interroger Nathaly Dawn-Freir, la légiste qui s'était occupée du premier corps. Il semblerait que celle-ci avait dissimulé des preuves.

*Pourquoi les humains ne peuvent-ils se contenter de suivre les lois?*

Elle signa son papier et l'empila avec les autres. Tout était ordonné dans son bureau, tout comme chez elle, ainsi qu'on le lui avait appris. La jeune femme passa sa main dans sa chevelure rousse, tentant d'ordonner cette crinière, après le passage de sa main, ses cheveux reprenaient malheureusement leur forme initiale.

La rouquine observa une affichette plantée avec un couteau sur le mur. "Recherche Hawk" était inscrit en-dessous du portrait dessiné d'un homme à la chevelure aussi rousse qu'elle et aux traits durs. Cette affiche était placardée dans tout Aïsthésis et même dans les villages les plus reculés de Nésidion. Cela faisait des mois qu'elle le pistait et qu'elle n'avait aucune nouvelle de lui... Quand ferait-il une erreur?

*Roy en met du temps...*

L'interrogatoire de la légiste avait duré plus longtemps que prévu, et Roy avait pris son temps pour terminer son rapport écrit qui serrait incorporer au dossier. Il avait horreur de la paperasse mais il avait trop souvent fait fi de ses devoirs pour sauter une étape de plus. Sans compter que cela lui avait donné le temps de faire mijoter un peu sa supérieure, l'adorable mais non moins redoutable Véra.

D'un pas tranquille, il se dirigea vers la porte de son bureau et frappa. Il n'attendit pas qu'on lui permette de rentrer ; pour lui, quand on lui demandait de venir, c'est qu'on voulait le voir. Il était donc normal qu'il entre sans attendre une nouvelle invitation qui ferait redondance. Il n'ignorait pas les foudres qu'il s'attirait parfois de ses supérieurs mais il n'y répondait que par un vague sourire amusé.

" Pardon pour ce retard... " dit il sans réelle conviction.

" Le Procureur a eu du mal extraire le jus de l'accusée, cette fois-ci. Elle s'est montrée aussi peu productive qu'un abricot sec... "

Il s'installa dans un des fauteuils face à sa supérieure et déposa son rapport écrit sur son bureau, devant elle. Il semblait décontracté, comme s'il venait simplement boire un café avec une vieille connaissance.

Véra entendit quelqu'un frapper à sa porte, mais celle-ci s'ouvrit dans la seconde. Sans même lever le nez de sa feuille, elle devina Roy Kinnàn, un charmant milicien sous ses ordres, toujours aussi peu soucieux de l'étiquette. Elle avait l'habitude alors elle ne releva pas...
Sans qu'elle lui ait demandé quoique ce soit, Roy lui donna un rapide compte-rendu de l'interrogatoire. Ca, la rouquine aimait beaucoup, pas besoin de s'étendre en palabre avec lui, elle savait tout ce dont elle avait besoin dans la seconde. Elle esquissa un sourire satisfait.

"Je vois, encore un détenu aussi fermé qu'une huître. Je me demande si je ne vais pas devoir me charger de l'interrogatoire personnellement. Je n'ai pas le temps pour ça... rouspéta-t-elle en prenant le rapport de Roy."

Elle le parcouru rapidement des yeux et le signa avant de l'empiler avec les autres qu'elle donnerait à son capitaine. La jeune femme tira son sabre de son fourreau ainsi qu'un petit chiffon. Assise au fond de sa chaise, elle entreprit d'en lustrer la lame.

"Quelles nouvelles de l'affaire "Sanglante"? Quelque chose de nouveau?"

Roy laissa son regard se ballader dans la pièce, autour de lui, bien qu'il connaisse très bien ce bureau. Il avait l'impression d'avoir passé ses dernières années à venir s'assoir ici pour faire ses rapports réguliers à Véra.

" Une perte de temps, si vous voulez mon avis. Elle aurait été en procès même sans cet interrogatoire. Les preuves contre elle sont trop lourdes... "

Il s'installa plus confortablement dans son fauteuil et saisit un coupe papier qui traînait sur le bureau de Véra pour l'examiner sous toutes les coutures comme s'il s'agissait là d'une oeuvre d'art. Il fut assez déçu de remarquer que la fabrication de l'objet était grossière à certains endroits.

" L'enquête piétine, surtout qu'on a plus de médecin légiste pour s'occuper des corps. Nous en sommes à trois morts pour l'instant, aucun n'a pu être identifié avec certitude. La petite Dashwood va être relachée puisque la seule preuve qui la reliait au crime a été détruite. Mais je ne pense pas que Melle Dawn-Freir n'ait commis autre chose qu'un acte d'amitié pour la grande soeur de Magdalena. Nous allons devoir chercher autre part... "

Il reposa doucement le coupe papier puis fixa son regard sur sa supérieure qui lustrait son arme avec amour. Il ne retint pas un sourire en coin.

Véra prit un air ennuyé et rangea son sabre. Elle se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce, comme un poisson rouge dans son bocal. Ses jambes étaient longues et voluptueuses, les talons de ses bottes claquaient au sol. Certains se demandaient comment elle faisait pour se battre avec ces chaussures. Véra répliquait qu'elle pouvait plus facile briser des genoux avec des talons bien solides... Quel humour!

"Un acte d'amitié? Peut-être? Il n'empêche qu'elle a enfreint la loi. Les règles sont faites pour être respectées! Car un monde sans règles serait chaotique!"

Elle s'arrêta devant Roy et mit ses poings sur ses hanches.

"On commence par voler une pomme sur l'étal d'un marché et on finit comme LUI!"

La chef avait haussé brusquement le ton de la voix. Elle prit le coupe-papier des mains de Roy et le lança sur le portrait de "Hawk". Celui-ci se planta dans un petit bruit, dans le papier puis dans le mur.
Véra avait le sang chaud, c'était une femme en quête de justice. Et la simple évocation du nom de Hawk la faisait bouillir.

"Envoyez la légiste devant le tribunal. Si elle maintient ses propos, c'est le juge qui avisera."

Elle s'assit sur le bord de son bureau.

"De toutes manières je doute que ce soit une étudiante de quinze ans la meurtrière... Une fois que cette piste sera close, nous chercherons ailleurs.

Roy la suivit du regard tandis qu'elle arpentait la pièce puis lorsqu'elle vint s'assoir près de lui. Il conservait une mine des plus confiantes et décontractées. Il aurait été difficile de deviner qu'ils étaient en train de parler d'une série de meurtres violents et sanglants au vue de l'expression détendue du jeune homme. Il était trop habitué à voir la mort sous toutes ses formes pour s'en formaliser...

" Espérons qu'on trouve une piste avant que le meurtrier ne récidive. Les habitants de la ville ne comprennent pas que la milice piétine ainsi. Ils réclament vengeance... "

Il passa une main dans ses cheveux pour écarter quelques mèches rebelles puis s'enfonça un peu plus dans son fauteuil, les bras posés sur chacun des accoudoirs.

" Les analyses ont révélé des traces de salive sur les corps. Un mélange de salive animale et humaine. Peut-être devrions-nous intéresser aux propriétaires d'animaux dangereux ou aux invocateurs. La brutalité avec laquelle les corps ont été lacérés et démembrés ne peut pas venir uniquement d'un homme. C'est physiquement impossible... "

Sa voix aussi reflétait sa décontraction. Il parlait presque sur le ton de la banalité, comme s'ils discutaient de la pluie et du beau temps. Il observa le portrait que Véra venait de transpercer avec le coupe papier. Mais il ne posa pas de questions.

Véra considéra Roy d'un oeil intéressé. Cet homme était assez étrange, voilà déjà un certain temps qu'elle travaillait avec lui, mais elle ne savait quasiment rien de sa vie. Il semblait qu'aucune scène de crime, aucun meurtre ne pouvait l'effrayer. Mais ça aussi elle aimait, il était prêt à tout voir et tout entendre, une qualité essentiel pour être milicien. Véra ne laissait aucune place pour la compassion ou les sentiments. Chaque humain était sur un pied d'égalité selon elle, un enfant de six ans comme une femme de soixante-quinze ans pouvait commettre un vol ou un meurtre.

Elle eut un petit soupir.

"Peut-être n'avons-nous pas affaire à un être humain... Si l'on a trouvé de la salive humaine et animal, cela peut être une créature comme un vampire, un loup-garou... Ceci conviendrait parfaitement je trouve, au vu de la violence avec laquelle les corps ont été déchiquetés."

La chef en profita pour ouvrir le dossier où se trouvait des dessins des différentes scènes de crime.

"Pauvre homme... fit-elle en voyant ses membres accrochés au fil à linge en pleine rue. Ce qui est étonnant c'est cette volonté de montrer les crimes. Les corps sont totalement exposés, le meurtrier n'a pas cherché à les cacher. Un animal sans cervelle ou un humain cruel?"

Véra se gaussa de sa petite rime. Puis elle jeta le dossier sur sa table. L'enquête piétinait, et elle n'avait toujours rien à donner à ses supérieurs...

" Ce qui est intéressant, c'est que parfois l'homme est plus proche de l'animal lui-même en matière de cruauté... " répondit il avec un petit sourire entendu.

" Si je peux me permettre, je pense que le meurtrier ne cherche pas à montrer ses victimes. Il les laisse en plan en plein milieu de la rue parce qu'il est trop pressé ou parce qu'il n'a tout simplement aucune considération pour ses victimes... "

Il se caressa le menton tout en réfléchissant à la question.

" Un loup-garou est peu probable, les meurtres n'ont pas été perpetré pendant des soirs de pleine lune... Mais un vampire pourrait peut-être. Bien que je ne vois pas l'intérêt de massacrer une victime sans la vider de son sang au préalable... "

Il songea à quelques éléments de l'enquête qu'on lui avait communiqué. Véra devait probablement les connaître elle aussi mais ils ne pouvaient pour l'instant que se perdre en conjecture sans pouvoir rien affirmer de concret.

" Les laborantins ont découvert des traces de terre qui proviendrait d'une terre consacrée, comme un cimetière. Je me demande si tout cela n'est pas l'oeuvre d'un misérable fou qui essairait de manipuler des forces qui le dépassent. Nous avons des Nécromanciens en ville. L'une d'elle, une certaine Gaya Nerden, est justement une camarade de Magdalena Dashwood... Elle a souvent été prise en flagrant délit en train d'errer dans le cimetière de la ville ou autour du vieux manoir... "

Véra haussa un sourcil mais se mit à sourire à la première remarque de Roy. Cet être n'avait sans doute aucune considération pour ses victimes comme le soulignait le jeune homme. Gaya Nerden... elle avait sans doute dix-sept ou dix-huit ans. Pouvait-elle être la meurtrière? Elle se leva de son bureau et ouvrit le dossier des interrogatoires.

"Selon le rapport de l'interrogatoire d'Akane Kannagi, un témoin de la première scène de crime, Gaya Nerden et Magdalena Dashwood ne s'entendaient pas très bien. Est-ce que cette étudiante aurait pu en voir à la jeune Dashwood au point de la faire accuser de meurtre?"

Elle haussa les épaules et referma le dossier. Toute cette réflexion l'agaçait. Elle n'aimait pas la recherche, mais plutôt l'action. Les criminels pouvaient se cacher, car lorsqu'elle avait une cible en tête, elle ne la lâchait pas. Sa détermination et son sens de la justice était légendaire chez cette femme. C'est ce qui lui permettait d'arriver à ses fins.

"Je compte sur toi Roy, pour ramener Gaya Nerden ici et l'interroger, déclara-t-elle d'une voix redevenue douce, effleurant le menton du milicien. Tu sais parfaitement comment convaincre..."

Roy sourit mais ne se formalisa pas du geste de sa supérieure. Rien ne semblait le troubler, comme à son habitude. Malgré la mort de sa jeune épouse, il n'avait pas fui la compagnie des femmes pour autant. La vie continuait et il ne prenait pas mal qu'on lui fasse des avances ou qu'on se montre très familier ou intime avec lui.

" Si tel est votre désir... Néanmoins, je pense qu'elle se montrera certainement très opiniatre si je dois en croire les rumeurs à son sujet. Je crains même qu'elle soit capable d'avouer le meurtre par pure provocation... Je pense que nous devrions avoir recours à une Investigatrice pour être sûre qu'elle ne ment pas... "

Il croisa ses doigts devant lui, comme pour prier. Son regard se perdit sur les piles de dossiers impeccablement rangés et classés qui traînaient sur le bureau.

" Si nous pouvions agir plus et brasser moins de paperasses... Se perdre en formalités administratives nous ralentit gravement. Je trouve que la Justice à Aïsthèsis n'est plus ce qu'elle était. Quand on voit que les renégats circulent librement en ville. Et les pirates ont même un droit d'asile... Les magistrats, comme cet Aether Connor, voudraient avoir la main mise sur tout mais je crains qu'avec le temps, la qualité de notre Justice se dégrade de plus en plus... "

Véra eut un sourire espiègle, elle savait pertinemment que Roy avait eu une vue directe sur son décolleté plongeant. Parfois, la jeune femme regrettait d'être son supérieur, si elle avait été une citoyenne lambda, elle ne se serait pas privée de le séduire. La compagnie des hommes était sa seule distraction. La loi est la loi hélas... Elle ne pouvait avoir une quelconque relation avec un collègue. C'était peut-être une des seules lois qu'elle trouvait stupide...
Elle se releva et retourna s'asseoir à son bureau. Les bras croisés, son regard se fit plus acéré.

"Si elle s'oppose, je me chargerais personnellement de l'interrogatoire... Rien ne peut m'échapper. Les menteurs je sais les reconnaitre."

Son sourire mutin se fit narquois.

"Personne ne peut s'opposer à moi, ni à la loi!"

Elle jeta un coup d'oeil au portrait de Hawk.

"Concernant Hawk, ce dangereux pirate... Voilà des mois qu'il erre dans les eaux près de Nésidion, mais il ne laisse aucunes traces derrière lui... Avez vous pu trouver des informations supplémentaires?"

Roy l'observa un moment avant de répondre. Il savait que sa supérieure avait une dent bien aiguisée contre les pirates. Et en particulier ce fameux Hawk.

" Pas de nouvelles, non. Cependant, j'ai eu vent que le Raven était amarré depuis quelques semaines dans le port d'Aïsthèsis. Puisque le capitaine Ravenheart nous oblige d'une nouvelle visite et qu'il semble rester plus longtemps que d'habitude, peut-être pourrions nous en profiter pour l'interroger... "

Il eut un haussement d'épaules.

" Enfin ce n'est qu'une suggestion. Mais il paraît qu'une des espionnes de la Milice s'occupe de son cas. Après le pacte de non agression qu'il nous a forcé à signer, Ravenheart nous doit bien quelques informations concernant ses congénères... "

Il dévisagea la jeune femme, cherchant à déceler la moindre expression de haine et de colère. Si Roy était assez indifférent à la présence des renégats - il considérait qu'ils ne devaient pas être tenus comme seuls responsables de la criminalité ambiante de la ville - il savait que ce n'était pas le cas de Véra. Elle semblait nourrir une aversion particulière pour les pirates.

La chef de la milice haussa un sourcil. Le capitaine Ravenheart, elle l'avait complètement oublié... Pourtant, comme le soulignait Roy, il avait forcé la main des magistrats pour signer ce traité. Si cela n'avait tenu qu'à elle, il pendrait déjà au bout d'une corde.

"Voilà une excellente idée Roy, je vais y aller personnellement."

Elle se leva et dégaina son pistolet. Son visage arborait un sourire narquois mais joyeux. On aurait dit que Roy venait de lui apporter la tête de Hawk sur un plateau d'argent. Véra observait son arme comme un joyau précieux. Et elle la rangea avec tout autant de délicatesse.

"Chargez-vous des formalités concernant Gaya Nerden, faite appel à une Investigatrice si nécessaire... Moi je vais rendre visite à ce vieux corbeau..."

La jeune femme ajusta son grand chapeau, vérifia que son sabre était bien accroché et marcha d'un pas sûr vers la porte.

"Bonne journée Roy."

Enfin un peu d'action!

Roy acquiesça d'un hochement de tête puis se leva pour prendre congé. Véra semblait impatiente d'aller interroger le capitaine Ravenheart. Il eut un sourire amusé en la voyant se diriger vers la porte d'un pas décidé.

" Tout le plaisir était pour moi... " déclara t il en la suivant d'un pas beaucoup plus posé.

Il avait beau ne pas aimer perdre de temps en bavardage futile ou en administration inutile, il était habité d'un sang froid imparable dont il ne se défaisait que très rarement. Calme et réfléchi, il étudiait chaque situation dans les moindres détails pour ne pas être pris au dépourvu. Il était réputé pour être un très bon tacticien.

Il salua sa supérieure d'un bref hochement de tête puis sortit du bureau. Il avait encore du pain sur la planche et ce n'était pas ce soir encore qu'il rentrerait tôt chez lui.

Mais au moins, personne ne l'attendait à la maison...