Toujours incognito, et plus si affinités...

Jack ouvrit la bouche pour répondre. Il tournait encore le dos à la jeune femme et ne vit donc pas qu'elle commençait, malgré elle, à sendormir à nouveau. Sans bouger, le pirate déclara alors :

" Vous voulez une petite berceuse peut-être ? Ou un petit calin ? " lança t il avec ironie mais surtout avec une complicité presque amicale.

Il tendit l'oreille, s'attendant presque à entendre le bruit de son bras tandis qu'il fendait l'air dans le but de s'abattre sur le sommet de son crâne. Il avait mis beaucoup moins de moquerie dans ses paroles, il ne cherchait pas spécialement à la provoquer ou à se montrer de nouveau rentre dedans. Il voulait juste se montrer agréable et lui prouver qu'elle n'avait pas à craindre qu'il se montre un peu trop entreprenant de nouveau.

Cependant, comme aucune réaction ne venait, ni en geste ni en parole, il finit par relever très légèrement la tête pour jeter un coup d'oeil par dessus son épaule. La jeune femme s'était déjà endormie et n'avait sans doute pas entendu sa petite remarque. Un léger sourire apparut sur ses lèvres, un tantinet amusé et un tantinet attendri. Son hôte ne semblait vraiment pas se montrer méfiante envers lui et ne paraissait pas le moins du monde inquiète de sa présence à ses côtés. Elle était si sûre qu'il ne lui ferait rien ? Lui avait-elle accordé sa confiance ou était-ce sa confiance en elle ?

Il était vrai qu'ils s'étaient mutuellement porté secours au cours de la soirée. Et même si on ne pouvait pas dire qu'ils étaient intimes, ils avaient passé du temps à essayer de faire baisser les armes à l'autre. Peut-être était-ce cette curiosité réciproque qui provoquait une confiance tacite entre eux ?

Le pirate remarqua alors que cela faisait un moment qu'il observait la jeune endormie. Il évinça l'idée de la réveiller et de l'ennuyer à nouveau. Il reposa alors sa tête sur l'oreiller pour essayer de l'imiter et de trouver un peu de sommeil. Mais il resta un long moment éveillé, ne parvenant pas à trouver le repos salvateur de la nuit. Il essaya même de calquer son souffle sur celui de la jeune femme mais rien n'y fit. Il se perdit donc dans diverses pensées et c'est au bout de deux bonnes heures à ressasser encore et toujours les mêmes choses qu'il finit par sombrer à son tour dans les bras de Morphée.

Mais pour une courte durée. Car bientôt, le soleil commença déjà à se lever à l'horizon et par delà les hautes bâtisses de la cité d'Aïsthèsis. Quelques rayons joueurs passèrent au travers de la petite lucarne qui faisait office de fenêtre dans la chambre. Le jour n'avait pas encore fait complétement place, la nuit semblait vouloir s'éterniser un peu et les rues étaient plongés dans une semi-obscurité. Il n'y avait encore personne au dehors, la vie ne reprendrait que dans une bonne heure.

Le pirate venait de passer dans sa phase de sommeil profond, rien ne pourrait le réveiller. Enfin presque rien. Il était dans la période de repos réparateur, un réveil brusque risquait de le rendre assez... irascible.

Pourtant, il serait bientôt temps de partir pendant que la nuit n'était pas encore partie complétement. Ou bien la cape d'obscurité qui lui permettrait de filer sans être vue s'envolerait.

Loin d'être tiré du sommeil par quoi que ce soit, qu'il s'agisse de la lumière du soleil, de la fraîcheur de la pièce après la nuit ou des mouvements que fit Tahoser pour se lever, le pirate resta profondément endormi. Rien n'aurait pu le perturber alors qu'il avait été cueilli par le sommeil peu de temps auparavant. Il était aussi habitué à se reposer dans des conditions extrêmes et la quiétude de la chambre était propice à un véritable repos réparateur.

Cependant, il commença à capter de loin que quelque chose venait troubler son sommeil. Inconsciemment et imperceptiblement, ses sourcils se froncèrent. La jeune femme le secouait doucement pour le réveiller mais il semblait se montrer particulièrement à cette idée et son esprit restait obstinément plongé dans le rêve. Au milieu des images dont il rêvait se superposa la voix de son hôte et il parut troublé, n'arrivant pas à comprendre d'où elle pouvait venir et comment un tel phénomène était possible.

Peu à peu, il emmergea tout de même, bien forcé à ouvrir les yeux sous l'insistance de son réveil vivant. Il grommella un peu en accusant le choc de ce réveil brusque. Mais il ne lui faudrait pas longtemps avant d'être complétement réveillé et malgré tout, assez reposé. Il s'était habitué à des nuits encore plus courtes.

" Si vous avez une bouteille de rhum à emporter, cela fera l'affaire... " répondit il alors qu'il n'avait pas encore ouvert les yeux.

Les paroles de Tahoser ne tardèrent cependant pas à lui rappeller qu'il devait se dépêcher et il s'assit sur le bord du lit, se donnant quelques secondes supplémentaires pour se débarasser totalement des brumes du sommeil. Du regard, il cherchait déjà sa chemise et le reste de ses affaires qu'il avait mis de côté pour la nuit.

Il remarqua alors que la jeune femme était déjà habillée et qu'elle n'avait pas revêtu la même tenue que la veille : celle-ci démontrait encore plus clairement qu'elle devait être quelqu'un d'importance. La robe était peut-être plus humble que le reste des vêtements de la jeune femme mais elle n'en restait pas moins un habit d'une excellente facture, probablement hors de prix pour une autre femme qu'une grande aristocrate de n'importe quelle société.

Il s'abstint cependant de toute remarque à ce sujet ; ils n'avaient pas le temps de partir dans un autre débat. On l'attendait probablement pour régler les derniers détails du voyage. Ses hommes avaient sans doute pensé qu'il avait passé la nuit chez quelque conquête et ne s'en seraient pas trop inquiétés. Et dire qu'il n'avait même pas pu la toucher...

Tout en se levant, il attrapa sa chemise et l'enfila rapidement. Il ne tenait pas à s'attarder dans les environs si la Milice avait encore essuyé un échec et s'était cassée de nouveau les dents à la suite de ce nouveau meurtre. L'étau se resserait et il ne faudrait pas longtemps avant que les forces de l'ordre se décident à arrêter n'importe qui, juste pour avoir un suspect sous la main.

" Encore merci pour cette charmante soirée en votre compagnie... " déclara t il en enfilant sa veste.

Il saisit son tricorne pour s'en coiffer. Au moins, il ne dormait pas avec...

" Et merci pour la nuit. Je vous dois un lit et une nuit à mes côtés... "

Il eut un léger sourire en coin, accentué par les ombres de son visage sous son couvre chef. Mais il ne voulait pas non plus provoquer une nouvelle guerre des avances, et il se dirigea d'ailleurs vers la porte, prêt à s'éclipser. Il attendait juste qu'elle lui ouvre la voie.

"Navré, je n'ai pas de rhum à disposition... J'en aurais eu si je m'attendais à votre visite... Mais vous avez voulu jouer aux voyeurs imprévus... "


Puis Tahoser l'observa, sans mot dire, tandis que le pirate s'affairait dans la pièce. Il eut tôt fait de se revêtir de sa chemise, veste et glorieux tricorne qui lui redonna un air mystérieux. La jeune femme sourit : quelle politesse, bien loin de l'image que l'on peut se faire d'un pirate. Elle songea, amusée, qu'elle était certainement la seule femme à avoir dormi avec lui sans en payer le prix de sa personne. La réputation de Jack n'était pas inconnue du Gouverneur, mais elle avait fait confiance en sa propre vertu et à la courtoisie du capitaine qui ne l'aurait pas contrainte.

Il semblait avoir bien dormi, ce qui pouvait la ravir en un sens : elle appréciait que ses hôtes trouvent leur bonheur chez elle, c'était la fameuse philoxenia de Thémis, cet amour de l'étranger qu'il faut accueillir comme un prince.
Aux paroles de Jack, Tahoser hésita une demi-seconde sur la réponse... D'une part, elle avait bien envie de répondre sur le ton de la taquinerie, comptant sur l'esprit agile de Jack pour saisir la plaisanterie, et d'autre part elle préférait rester draper dans cette halo sérieux et pudique dont elle se séparait peu. Ce n'était pas son genre d'appâter les hommes, non, mais d'un autre côté que risquait-elle à plaisanter un peu ? Qui sait si elle recroiserait un jour la route du capitaine Ravenheart...

En attendant, elle s'avança pour le devancer et ouvrir la porte. Tandis qu'elle était dans l'encadrement, elle tourna les yeux vers lui.... et d'un air très sérieux, les sourcils froncés comme en signe de grave réflexion :

"Qui sait, peut-être qu'un jour vous pourrez me rendre la pareille..."

Elle n'en dit pas plus. Il n'y avait vraiment que l'ombre d'un sous-entendu là-dedans. Finalement, elle n'avait pas poussé la taquinerie bien loin... Enfin, à supposer qu'elle avait voulu l'embêter à son tour, car son visage et sa voix avaient pris tous les aspects d'une déclaration sincère et sérieuse. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait dit cela... D'une certaine manière, elle avait voulu laisser une ouverture pour... accepter ses remerciements. C'est vrai qu'il avait une petite dette envers elle, et elle aurait été malpolie de clore leur discussion sur un adieu ferme et définitif. Echange de bons procédés...
Maintenant, elle n'avait pas fait allusion à de possibles... échanges plus intimes entre eux, non. Sa phrase était restée assez neutre, elle avait bien failli rajouter un petit quelque chose de piquant mais elle ne voulait pas donner l'impression de jouer avec lui. Déjà qu'elle avait réussi à cacher son identité jusqu'au bout, elle n'allait pas le provoquer.
En plus, connaissant sa réputation, elle serait bien imprudente de lui lancer un tel défi.


Elle jeta un oeil dans le couloir... Vide. Cependant ses Gardiens devaient faire leur tour de garde. Seule, elle était passée en toute discretion, mais à deux elle préférait être plus prudente. Elle demanda à Jack de l'attendre une petite seconde et elle s'éloigna... Elle était allée trouver la sentinelle qui lui était dévouée pour la relever. Ses hommes lui indiquèrent cependant qu'il y avait encore des Miliciens qui montaient la garde un peu partout et qu'ils ne voulaient pas que les occupants de l'hôtel quittent les lieux.
Munie de cette information, Tahoser revint auprès de Jack :

"Les miliciens sont toujours dans la place... Vous aurez la voie libre dans les escaliers. Il y a une porte dérobée à l'étage inférieur, au fond du couloir, à gauche, qui mène à une sortie de secours. Des sentinelles y monteront la garde, à vous de ne pas vous faire voir..."

Puisqu'il avait était on ne peut plus aimable avec elle, elle jugea qu'elle pouvait lui accorder une petite faveur. Elle espéra néanmoins que son geste ne prête pas à confusion... Elle fit un pas vers lui, saisissant doucement son bras comme pour l'empêcher de reculer -comme s'il allait le faire - et elle l'embrassa sur la joue.
Un baiser de chance, véhiculant l'espace d'une seconde, le temps du contact de ses lèvres sur la peau de l'homme, une douce et reposante chaleur. Une chaleur qui apportait réconfort et confiance. Jack s'échapperait facilement de cet hôtel, la chance serait de son côté.

Et la jeune femme le lâcha et recula immédiatement d'un pas, et le visage radoucie quoique toujours nanti de ce sérieux séculaire, elle lança, un léger sourire se dessinant sur son visage :

"Au revoir... et bonne chance."

Il sentirait peut-être qu'elle avait un pouvoir spécial et qu'elle l'en avait fait profiter. Il se souviendrait peut-être de ce baisemain qu'elle avait donné à la prostituée pour lui permettre de fuir. Mais peut-être pas. Il ne ferait pas forcément le rapprochement... S'il ne le faisait pas, ce serait assez drôle : prendrait-il son geste pour.... quelques avances secrètes ? L'idée amusait Tahoser quelque part, même si elle préférait garder une relation saine et sans équivoque avec le pirate.

Elle tourna les talons et se sauva, d'un pas pressé mais élégant... Elle retrouverait ses suivantes, elle devait se préparer convenablement : quand ces crétins de miliciens la laisseraient sortir, elle devrait se rendre au dikasterion pour participer à d'importantes réunions...

Quant à Jack, elle espérait recroiser sa route un jour... Il y aurait certainement un instant de blanc après cette petite mésaventure, mais l'aspect comique de la chose emporterait le tout. La prochaine fois qu'elle le verrait, elle comptait bien apparaître en Gouverneur et lui prouver que les chefs d'état ne sont pas tous des fumistes qui manipulent leur peuple. Elle avait hâte de lui montrer la grandeur de sa tâche, et tout le bien que leurs deux communautés tireraient d'une entraide mutuelle et d'un confiance... sans limite.

Jack écouta ses instructions, se concentrant à présent complétement sur sa fuite de l'hôtel sans se faire attrapé par la Milice. La surprise fut donc d'autant plus grande quand elle déposa un baiser sur sa joue. Il se demanda un moment quel pouvait bien être le but d'une telle réaction. Mais il ne s'agissait que d'un baiser chaste et même amical. Il n'avait plus le temps de se poser des questions de toute façon, le temps leur dirait s'ils devaient se revoir et il pourrait peut-être se faire une idée plus précise de ce qu'elle avait derrière la tête à ce moment-là.

Il la regarda s'éloigner pendant quelques secondes, réunissant les interrogations que son comportement soulevaient pour mieux les rejeter au fond de son esprit. Après quoi il s'éloigna à son tour et revint à un sujet plus immédiat : trouver la sortie sans se faire gauler par la Milice.

Il suivit le chemin que lui avait indiqué la jeune femme, s'arrêtant régulièrement pour vérifier que la voie était libre. Lorsqu'il entendait des éclats de voix, il se fondait immédiatement dans les ombres d'un couloir adjacent jusqu'à ce qu'il se soit assuré qu'il puisse continuer sa route sans encombre.

Comme indiqué par la jeune femme, des sentinelles montaient la garde près de la porte dérobée. Pour l'instant, ils lui tournaient le dos tout en discutant de choses et d'autres. S'ils ne se retournaient pas, tout irait pour le mieux. La chose n'était pas impossible mais non point dénué de risque. Le pirate enfonça un peu plus son tricorne sur ses yeux, comme si cela pouvait le rendre invisible aux yeux des sentinelles. Jusqu'à être tout près d'eux, il se fondit dans l'ombre que l'obscurité étendait dans les couloirs à cette heure matinale. Il s'arrêta lorsqu'un des hommes s'étira, manquant de le frôler s'il s'avançait trop. Il retint son souffle mais les deux hommes, fatigués de rester immobiles trop longtemps, s'éloignèrent un peu pour longer le couloir et s'éloigner un peu de la porte.

Quand il fut sûr qu'ils étaient à assez bonne distance, Jack se faufila et franchit les derniers mètres. Il tira une riche tenture et ne mit pas longtemps à déceler la porte. Avant que les deux sentinelles n'aient le temps de se retourner, il avait disparu.

Quelques minutes plus tard, l'ombre du pirate s'éloignait dans le petit jour, prenant la direction du port. Cette soirée et cette nuit avaient été frustrantes sur certains points, mais plus qu'intéressantes sur d'autres plans. Mais pour l'heure, il avait d'autres choses à penser et il ne pouvait qu'attendre le jour où il recroiserait la route de la jeune femme.

S'ils devaient se recroiser un jour...


[Sujet clos]