Ils sont là... [Libre]

Cimetière D'Aïsthèsis. Klaus Sigas était occupé à creuser une nouvelle fosse. Un enterrement était prévu pour le lendemain matin. Le soleil déclinait, mais le crépuscule baignait encore les environs d'une lumière rougeâtre et chaleureuse. Il trouva cela fort étrange, car il devinait ces teintes chaudes malgré le voile brun que formait ses lunettes noires.

Il s'arrêta une seconde pour regarder le ciel. Encore une journée qui se termine... Dieu que la vie était ennuyeuse...

Mais soudain un petit rire frappa son oreille. Encore un intrus !

Il plaça sa pelle et sur ses épaules et sortit de son trou pour règler le compte à ce ou cette malotru(e) qui osait faire éclater des bruits de joie dans le royaume de la mort.

Un nouveau rire résonna dans l'immensité mortuaire du cimetière. Sur une tombe de marbre blanc très bien entretenue, une jeune fille aux longs cheveux d'ébène était assise. Elle riait à gorge déployée et ses lèvres maquillées de carmin étaient dessinées en un sourire des plus ravis.

" Vous me flattez, Milady... Vous aussi êtes vraiment radieuse... Vous avez gardé votre fraîcheur même au delà de la mort, c'est merveilleux... " disait elle à l'intention de la pierre froide.

Ou d'autre chose ?

Pour ceux qui pouvaient voir les morts, une silhouette pâle était assise aux côtés de la jeune fille sombre. Elle portait une longue robe de style victorien et des cheveux blonds retenus dans un chignon très serré. A côté d'elle, Gaya était vêtue d'une de ses traditionelles robes noires ourlées de dentelle blanche et de tulle. Les paroles du fantôme étaient à peine audibles de loin, la défunte parlait d'une voix fluette et aussi douce qu'un murmure de vent. Si l'on s'approchait encore un peu, on pouvait voir que, malgré sa très grande beauté, une affreuse entaille barrait sa gorge blanche et laissait apercevoir les délicates cordes vocales qui s'agitaient au gré des sons produits par la morte. Ce qui expliquait sa voix aussi tenue et qui déraillait parfois.

Ni l'une ni l'autre n'avait remarqué le fossoyeur et elles continuèrent de discuter bien joyeusement, Gaya riant de temps à autre à un trait d'esprit de son interlocutrice.

( J'adore la description du fantôme XD )


Tsss ! Une jeune fille qui semblait plus pernicieuse qu'écervelée était là. Si seulement c'était l'inverse, Klaus n'aurait eu aucun mal à la faire déguerpir à coup de pelles, mais il sut d'instinct que ce ne serait pas aussi facile.

Aussi rangea-t-il sur son épaule la pelle qu'il avait commencé à faire tourbilloner, et il s'approcha, les yeux sombres, vers la morte et la vivante en pleine conversation.

"Est-ce vraiment le lieu pour une garden party ?"

s'enquit-il de sa voix profonde et sans joie.

Il devinait la silhouette du fantôme plus qu'il ne la voyait : il avait certes le pouvoir de parler aux ombres, mais ce n'était pas toute à fait des ectoplasmes qu'il invoquait. Les fantômes lui étaient perceptibles, il pouvait entendre leurs échos, mais avec distance et lenteur.

"Même si de toute évidence certaines demeurent d'insatiable commère même après leur mort..."

maugra-t-il, lançant un regard mécontent vers le fantôme.

( XD )


Les deux comparses se tournèrent d'un même mouvement pour voir la personne qui les avait dérangé en pleine conversation. Tandis que le spectre empêchait sa tête de partir en arrière dans l'élan de son mouvement, Gaya plissait les yeux, observatrice, à l'approche de Klaus.

" Pourquoi ? La mort devrait être la fin de toute chose ? Mais certaines âmes ont encore besoin de compagnie, mais après leur trépas... "

Le spectre adressa un sourire reconnaissant à son interlocutrice. Mais vexée, elle tourna le dos au fossoyeur, appréciant guère qu'il vienne interrompre leur discussion. Depuis le temps qu'elle s'ennuyait dans ce cimetière triste... aujourd'hui que survenait un peu d'action, on lui coupait le plaisir sous le pied...

" Ne soupirez donc pas, très chère... " poursuivit Gaya à son intention.

" Vous savez bien que les vivants sont plus rasoirs que les morts... "

Elle eut un petit ricanement au vue de la situation. La pauvre morte ne gouta que très peu la plaisanterie. Elle porta sa main sur l'affreuse balafre de sa gorge, qu'un mari jaloux avait fait avec son rasoir...

Sa pelle était toujours pausée sur son épaule, et il voyait déjà quel tableau parfait il pourrait créer en l'abattant sur le crâne de la donzelle. "Marie-couche-toi... dans-ce-trou-et-meurs." Voilà un titre parfait pour son oeuvre future !

"Vous m'en direz tant..." répondit-il.

"Je trouve que certaines bouches n'ont reçu des langues que dans l'unique but de prouver votre charmant dicton... Les morts sont peut-être les seuls à pouvoir supporter vos babillages, mais j'ai choisi ce boulot pour éviter ce genre de situation..."

Il promena son regard vide vers l'endroit où il devinait les formes de la fantôme mutilée. Tsss ! Si son mari l'avait décapitée comme le méritait une vieille trougne dans son genre, il n'aurait peut-être pas à supporter la voix stridente de ces femmes en mal de conversation. Il reprit sa pelle dans les mains pour la planter au sol, histoire de s'y accouder avec rudesse. Il observa Gaya, ses lunettes cachant son regard austère.

"Est-ce qu'il va falloir que je vous déloge avec peu de délicatesse ou allez-vous comprendre que vous n'êtes pas la bienvenue ici ?"

Il avait failli rajouter : petite peste. Mais il le garderait pour plus tard...

Gaya soupira puis se leva. Elle prenait cependant son temps, comme si on n'essayait pas de la déloger à coup de pelle. Elle épousseta nonchalament les plis de sa robe et commença à ramasser les petites affaires qu'elle avait éparpillées sur la tombe. Divers morceaux de craies et de vieilles bougies consummées depuis des lustres. Elle fourra tout ça dans la petite sacoche de velours qu'elle avait apporté.

" Vous savez, je ne vois pas l'utilité de travailler dans le social si c'est pour l'être soi-même si peu... " dit elle d'un ton navré.

On aurait dit qu'elle s'adressait réellement à quelqu'un du domaine du social, comme si Klaus était chargé de s'occuper de personnes en détresse ou de nécessiteux. C'était un peu comme cela que la jeune fille voyait le métier de fossoyeur, en réalité. Son don de nécromancie lui permettait un lien spécial avec les morts, elle savait que pour beaucoup d'entre eux, il y avait bien une vie après avoir trépassé mais bien souvent, ils étaient coincés entre deux mondes, invisibles aux yeux de certains ou effrayants aux yeux des autres. Elle n'en nourrissait aucune compassion, cependant. Lorsque les esprits pouvaient lui être utiles, c'était là son seul intérêt pour elle.

Klaus ne se délogea pas de sa pelle, il était toujours appuyé dessus dans cette posture sombre et rigide, telle une vieille statue d'un temps gothique et ténèbreux. Seul sa tête suivit le mouvement de la jeune fille, l'épiant comme un mauvais corbeau. Une colère froide battait encore dans sa tête, il n'aimait pas recevoir des leçons sur sa manière d'être.

"C'est parce que je ne suis pas sociable que j'ai choisi un métier où le client insatisfait ne peut pas revenir se plaindre..."

bougeonna-t-il avant de se relever, reprennant sa pelle. Il était prêt à poursuivre ses laborieuses besognes, seul, tel le rat mort qu'il était. Mais il aimait cette vie, aussi austère et misérable semblait-elle.

"En théorie."

ajouta-t-il, car il savait très bien qu'il y avait toujours des histoires de mort et de nécromantien pour venir lui mettre des bâtons dans les roues.

Gaya avait passé la lanière de son sac autour de son cou. Elle fit quelques pas pour s'éloigner de la tombe, adressant quelques mots d'au revoir au spectre avec qui elle taillait la bavette quelques minutes auparavant. Visiblement vexée, le fantôme avait aussitôt disparu en jetant un regard noir au fossoyeur. La jeune fille fit mine de s'en aller mais elle s'arrêta une fois à la hauteur de Klaus :

" Dites moi... Vous allez me trouver collante mais j'aimerai savoir qu'est-ce qui vous a donné envie de faire un tel métier ? " demanda t elle.

" Aux yeux de la morne population de base, c'est une profession qui semble macabre et triste... Voire effrayante pour certains. Mis à part le silence, que cherchez vous parmi les morts ? "

La voix de la jeune fille ne reflétait rien d'autre que de la curiosité. Le fossoyeur était peut-être l'une des seules personnes - à l'exception de sa soeur - qui pouvait attirer un tant soit peu son attention. Ce genre de métiers avait tendance à marginaliser ceux qui les endossaient, et la proximité de la mort renvoyait souvent une image d'oiseau de mauvaise augure. Elle cherchait donc à savoir si oui ou non, Klaus était quelqu'un digne d'intérêt... ou si son choix de vie était du à un pur hasard qui n'éveillait chez elle aucune curiosité.

Il s'était presque apprêté à partir, et voulait reprendre sa marche austère quand la jeune fille avait relancé la conversation. Elle posait une questions ennuyeuse : pas dans le sens où c'était une question sans pertinence et qui lasserait vite, mais dans le sens où elle demandait à réfléchir.
Et Klaus n'aimait pas réfléchir quand on le lui imposait. Comment pourrait-il partager ce qu'il pensait réellement ? Il avait en partie embrasser ce métier pour cela ! Ne pas avoir à se justifier, à parler, à se montrer...

Qu'importe...

"Vous avez déjà partiellement donné la réponse..." répondit-il, la toisant à travers ses lunettes noires.

"La "basse population" ne vient pas m'ennuyer, car il s'agit d'un travail qui dépasse largement leur faculté de compréhension. Mais j'avoue que ce sont là des réflexions qui ne sont survenues qu'après coup...."

Il serra légèrement les dents, sans s'en rendre compte :

"C'est une nécessité : de une je n'aimerais pas qu'un autre le fasse à ma place, et de deux il m'était inconcevable que je puisse faire autre chose...."

C'était là la première réponse qui lui venait à l'esprit, et il n'était pas homme à s'étendre sur ses motivations.

Tout en l'écoutant, Gaya observait le cimetière avec une curiosité non dissimulée. Ce lieu semblait la fasciner. Sans doute parce qu'elle percevait la multitude d'esprits qui grouillait entre les tombes, invisibles aux yeux humains. Pourtant ils étaient là et même si elle ne pouvait pas les distinguer, elle sentait la présence. Mais il y avait quelque chose d'autre ici. Une autre présence funeste qui affolait son baromètre nécromantique. Elle n'arrivait pas à déterminer ce que ça pouvait être. Mais cela éveillait assez sa curiosité pour l'inciter à revenir une autre fois... pour mener sa petite enquête...

" Je vous comprend... " répondit elle, l'air distrait.

Son regard continua de faire le tour du cimetière avant de revenir sur le fossoyeur :

" Et bien, je pense que j'ai déjà bien assez abusé de votre hospitalité... Nous nous reverrons certainement très bientôt... " déclara t elle, soudain pressée de partir.

Elle hocha brièvement la tête en guise de salut puis commença à s'éloigner vers la grille du cimetière. Non pas qu'elle avait vraiment hâte de partir. Mais elle devait préparer quelques menues choses avant son proche retour... Quelque chose animait sa curiosité morbide et elle rêvait de découvrir ce qui éveillait en elle une telle suspicion. Elle ignorait si le fossoyeur savait ou non ce qui traînait dans son cimetière. Une chose était certaine cependant : mieux valait revenir quand elle aurait le moins de chance de le croiser à nouveau.

Klaus la laissa partir sans dire un mot.

Il aurait dû être content, non ? Non. La jeune fille avait déclaré forfait trop vite, il y avait anguille sous roche. Peut-être... étant donné ses dons vis à vis des morts... avait-elle senti quelque chose ? Perspective désagréable.... Depuis peu, il avait la sourde impression que sa vie au cimetière risquait de se voir mouvementé. Il essayait de ne pas y songer, mais combien de temps encore allait-il éviter la tempête ?

L'avenir lui montrerait bientôt si ses doutes devaient se voir confirmer. En attendant il reprit son travail là où il l'avait laissé, enfoui dans son silence de pierre. La nuit tombait, pareille à la veille et, c'était là son seul souhait, pareille à la prochaine.

[Sujet clos]